L'amitié entre les hommes
parGeorges Yang
L’amitié, la vraie, non le terme trop souvent galvaudé pour qualifier quelques vagues connaissances et relations de bureau ou de palier est exceptionnelle, elle devrait être préservée. Celui qui se déclare de nombreux amis n’en a souvent en réalité aucun. Les réseaux sociaux sur Internet ne sont que des cache-misères affectifs, masquant en fin de compte un manque de communication réelle entre individus et lorsque les rapports humains sont déconnectés des nouveaux moyens de communication, il ne reste pas grand chose.
Avec un ami, on se parle, on se voit, on s’engueule quelquefois, on ne lui envoie pas uniquement des mails et des SMS. Celui ou celle qui se targue de 127 amis sur Facebook si ce n’est plusieurs centaines, est souvent dans l’incapacité de trouver quelqu’un chez qui sonner quand cela va vraiment mal ou au contraire pour partager une bourriche d’huîtres à 2 heures du matin avec une bouteille de chablis quand tout va très bien. Parler et voir les autres dérange désormais, on ne vient plus à l’improviste chez les gens, même si on les connaît intimement. On téléphone au préalable ou encore mieux, on envoie un message, une non-réponse signifiant peut-être absence de réseau ou une batterie à plat, mais surtout le désir de ne pas être importuné. Tout est fait pour se protéger de l’intrusion de l’autre et laisser le filtre de la technologie moderne pour éviter le contact physique ou la réponse de vive voix qui pourrait blesser, offenser ou tout simplement déranger. Bientôt dans notre société, le contact vocal sera lui aussi réduit à sa plus simple expression et l’homme communiquera dans les magasins, commerces et administrations par écrans tactiles, scanners et claviers. Cela peut malheureusement avoir aussi un impact négatif sur les relations plus intimes entre individus. Jadis, les enfants et les adolescents collectionnaient les images et les billes, puis les timbres-postes, ils les échangeaient entre eux dans la cour de récréation en discutant ou se chamaillant avec véhémence. Pour les plus jeunes dorénavant, c’est à qui aura le plus d’« amis » possibles et de photos sur la page d’accueil de son site personnel. Peut-on haïr, mépriser ou tomber amoureux d’un avatar ? Il semble hélas que oui pour des individus vivant dans un monde où la limite entre le réel et le virtuel est devenue floue.
L’amitié est rare, si ce n’est exceptionnelle et le bon sens voudrait que l’on utilise le mot ami avec modération et non à tort et à travers pour qualifier n’importe quel peigne-cul rencontré dans une supérette, à une fête ou au restaurant d’entreprise et encore moins sur le Net. Mais cette amitié ne peut s’exprimer pleinement que dans l’action ; les discussions, la complicité, la réciprocité ne prenant de la valeur que ponctuées « d’actes de bravoures épiques et festifs » qui lui donnent son véritable sens et font les inoubliables souvenirs. Bien qu’ils aient eu souvent épouse, famille et enfants, les Grecs de Sparte, d’Athènes ou de Thèbes donnaient une place primordiale à l’amitié tant dans leur mythologie que dans leurs écrits et leur actes. Et contrairement au monde contemporain, ils pouvaient intégrer dans cette amitié une composante homosexuelle sans que personne n’y trouvât à redire, il n’y a qu’à relire le Banquet de Platon pour s’en convaincre. De nos jours, l’amitié entre hommes a éliminé cette dimension, même si certains calendriers sportifs faisant l’éloge du muscle et de l’effort collectif puissent en faire douter ! L’amitié virile, bien qu’elle ne soit ni ambiguë ni teintée d’attirance physique consciente est fortement imprégnée de complicité, de dépendance, de communication et d’exclusivité que l’on retrouve aussi dans l’homosexualité. Les vrais amis font tout et beaucoup mieux ensemble qu’avec des femmes, sauf coucher et se caresser. Beaucoup d’hommes n’en ont pas véritablement conscience, bien qu’ils passent plus de temps avec leurs amis et copains qu’avec leur épouse ou leurs enfants. Et la seule chose que des amis n’osent pas faire ensemble, c’est de prendre le petit déjeuner dans une chambre à deux lits, histoire de voir s’il ne leur viendrait pas des sentiments plus intenses en se beurrant mutuellement des toasts. Deux hétéros qui partagent une chambre d’hôtel pour des raisons d’économie, descendront en salle à l’heure du petit déjeuner. La plupart des hommes ont du mal à admettre qu’ils éprouvent entre eux des sensations bien plus fortes que lorsqu’ils sont en couple ou en famille. Il est d’ailleurs paradoxal de constater que dans l’imagerie populaire, celui qui est toujours à la maison, qui rentre chez lui immédiatement après le travail, qui accompagne sa femme pour faire ses courses et s’occupe des gosses, les débarbouille et les torche, est traité de « lavette » ou de « lopette » par ses potes, alors que celui qui passe le plus clair de on temps au bistro, à la chasse ou sur un terrain de sport entre mecs, est considéré comme un homme et non comme une « tapette », même quand il reluque d’un air goguenard les couilles de ses copains sous la douche en sortant des blagues grasses dans les vestiaires.
L’amitié exemplaire, celle d’Oreste et Pylade, de La Mole et Cocanas, de Montaigne et La Boétie sont édifiantes, à la limite du réalisme, mais elles traduisent une complicité au quotidien qui peut être faite de rire, de connivence, de légèreté et d’actes un peu fous qui donnent du goût à la vie. Hélas, les contraintes, l’argent, les obligations sociales, professionnelles et familiales, ainsi que l’ambition et la course au pouvoir, fût-il minime, menacent cette amitié qui n’est souvent idéale que dans les livres. L’amitié entre hommes mariés s’arrête souvent à l’heure où il faut retourner chez soi pour ne pas se faire engueuler. « Buvons encore une dernière fois, à l’amitié, l’amour la joie, on a fêté nos retrouvailles, ça me fait de la peine mais il faut que je m’en aille », geint bien souvent l’homme marié en quittant prématurément le bistro après avoir regardé fébrilement sa montre avant de rentrer soumis à la niche. La petite chanson du Néo-zélandais Graeme Allwright datant des années 60 est toujours d’actualité ; plus beaucoup de place pour les anciens copains quand on vit en couple avec des enfants, ou gare au divorce ! Alors, faute de mieux, les couples se fréquentent entre eux et organisent des barbecues le dimanche. Ils prennent l’apéritif en discutant d’un ton badin et routinier du boulot, des gamins ou de futilités pendant que la marmaille joue dans le jardin et ce cadre touchant finit le plus souvent par des mesquineries et des médisances, quand il ne dérape pas en adultères croisés et en minables histoires de cul banales entre amis avec toute l’hypocrisie et la dissimulation qui siéent à ce genre d’aventures étriquées. Le barbecue du dimanche est souvent le meilleur moyen de se retrouver cocu et content.
Fgpgismo a raconté qu " A 16 ans un directeur d’ école avait posé la question l’ amitié a t’ elle des limites "
Je suis d’accord pour qu’on commente une histoire ou un comportement passé. Pour qu’on débatte donc des limites ou non-limites qu’il y aurait eu entre deux amis (soi compris, le cas échéant)
C’est une première chose de raconter qu’il s’était produit ou qu’il était apparu une limite ou non-limite à une amitié. Cette première démarche qui s’en tient au récit du passé, est peu aliénante.
C’est une seconde chose de spéculer sur des limites à constater pour le futur (promesses, engagements..). Cette seconde démarche est déjà plus aliénante.
C’est une troisième chose que de théoriser sur des limites ou non-limites normales, sur ce qui fait une amitié exemplaire en Bien et sur ce qui fait une amitié exemplaire en Mal. Cette troisième démarche est très aliénante. Non seulement sur le seul sujet de l’amitié mais sur tous les sujets où il est possible de théoriser une Bonne et une Mauvaise attitude.
Je n’irais pas à incendier la seconde et la troisième chose au motif qu’elles sont aliénantes. Je suis convaincu que sans aucune aliénation, donc sans aucune culture, sans aucun rail, l’individu, qui va errer plus ou moins, qui sera trimbalé, va être très vulnérable aux lynchages et aux angoisses que cela provoque.
Je crois donc qu’il y a des vertus aux aliénations. De toutes manières, il faut faire avec tant il y en a.
Mais j’estime abusif qu’on pose à une jeune personne la question de la norme ou de la théorie en donnant à entendre qu’il faut une norme ou une théorie.
Je crois qu’on peut poser cette question à un vieux singe qui aura tout vu et tout vécu, qui y répondra donc d’expérience mais qu’on devrait s’abstenir de la poser à un jeune qui a à explorer tous les champs du possible et de l’impossible.
Je pense qu’il faut le moins de prédictions et le moins de normes possibles à la question des attachements et des affections, donc aux croyances.
Parmi les commentaires, il y en a qui vont à dire qu’une fois en couple, les hommes (car le sujet de Yang impose qu’on parle des hommes), se retrouvent avec un champ d’amitiés masculines censuré par leur épouse. Sans dire que c’est faux, je rectifierais en disant que la censure qui agit sur les maris a des mécanismes très complexes où l’épouse n’est pas la seule responsable et où la culture, la mode, donc la masse, a aussi ses responsabilité. Ce qui a été un peu évoqué ici quand certains ont rappelé quelques manières différentes des Anciens.
Il n’y a aucun de nos comportements, face à un gâteau, à une fusillade, à une cheville, à un chat, à une rivière, qui ne résulte de l’effet de la culture (donc du vécu de la masse) et du vécu personnel. Et dans ce fait, le réflexe de divination futuriste nous conduit à poser des prédictions donc des normes, c’est-à-dire des grilles de condamnation potentielles, des menaces en somme.
Ainsi, l’ambiance qui enveloppe toutes nos relations et curiosités est fondamentalement comminatoire. Parce que l’ambiance est comminatoire, nous nous auto censurons donc nous nous limitons.
Il faut avoir vécu différentes situations, très contrastées, pour remarquer, à la seule aune de son expérience personnelle, les différentes facettes de notre autocensure.
Et autant dire alors que les amitiés masculines mais aussi féminines qui s’établissent par exemple dans les goupes de résistance entre 1939 et 1945, sont hors norme et, pour le dire vite, ne connaissent souvent comme seule limite que l’offre de sa propre vie, torture incluse. A ce sujet, les Indochinois-Vietnamiens ont vécu pendant un siècle un contexte très porteur d’amitiés absolues centrées sur l’objectif de libération. Et toujours sur ce sujet des contextes de guerre, il y a eu des amitiés aussi absolues entre Blancs et Noirs par exemple en 1939. Des Sénégalais se sont montrés absolument fidèles à leur chef Blanc et réciproquement. Dans ces contextes martiaux, on peut évidemment poser officiellement que le sentiment qui les dominait était strictement militaire ou patriotique mais sous cet emballage tricolore étincelant on peut aussi voir la facette la plus absolue de l’amitié. Or, à l’époque de Troie, c’est cette facette là, celle de l’amitié de personne à personne que l’on mettait en avant. On ne la recouvrait pas d’un drapeau nationaliste (Tout dans l’lliade est structuré non autour de nation, de territoire, de race, de conquête d’or, d’utopie, de concepts, mais autour de sentiments d’amitié de personne à personne. Ces sentiments étant normés, on attend qu’ils se révèlent librement au fil des évènements et on ne se scandalise de rien)
Il y a près de Paris, un château dont le proprio, très pauvre de cash, n’a d’autre ambition que de couler sa vie dans ce cadre particulier (Où bien des films ont été tournés). Et comme il y a de la place, il loue des chambres à durée indéterminée à des gens qu’il choisit essentiellement pour leur profil patiné. Du coup, il y vit des célibataires. Seul le propriétaire est là avec femme et enfants, tous les autres y vivent seuls.
Dans les moments où il y a autant de locataires hommes que femmes, il se produit des coucheries.
Dans les moments où un genre domine largement, il y a peu de sexages et chacun convient implicitement de déplacer le nerf de l’amitié vers tout ce qui n’est pas sexuel.
Je réexplique autrement ce phénomène. Lorsque chacun peut constater qu’il y a autant de femmes que d’hommes, les conversations et les attitudes vont assez souvent en direction de relations sexuelles. On danse, on s’habille d’une manière plus attirante, on soigne les couverts, les chandelles, on fait mille choses dans l’esprit de George Sand.
Et dès qu’il y a une majorité d’un genre, le plus souvent masculin, parce qu’il y existe un noyau d’anciens qui y incite fortement, les attitudes vont au non-sexage, au refus du jeu de la séduction. On s’habille plus décontracté, on joue des musiques plus méditatives, on passe au saucisson pinard et les conversations vont nettement à Nietzsche, Freud, La Rochefoucault, Deleuze ou Glenn Gould.
Sans que rien n’y soit jamais scellé dans le marbre, il s’inscrit tout de même dans les murs, sur l’impulsion principale du maître des lieux, un code selon lequel il vaut mieux, pour la paix de tous, y faire prévaloir la relation amicale sans sexage. L’ambiance ne passe donc jamais à la partouze. Quand il y a sexages, ils se produisent dans la discrétion et chacun joue plutôt le secret. On n’y fait jamais d’apologie du sexage. On s’entend implicitement pour s’éviter les situations hystérisantes. Seul l’alcool, que certains absorbent parfois trop, en produit. Mais ça ne dure que l’espace de 30 minutes. Après ils s’endorment et le lendemain le club a droit à une page blanche.
Contrairement à ce qui se produit dans une famille, nul n’y est comptable du comportement des autres. Les reproches éventuels sont très limités et ne s’articulent qu’autour de la relation entre deux personnes. Il y a très peu d’effets dominos et personne n’y craint donc les collusions contre lui. Il est difficile d’y démarrer une parano et si ça se produit, elle est vite apaisée puisque personne ne peut prétendre être compable d’autrui. (Dans la vie ordinaire, beaucoup de querelles démarrent sur une hypocrisie où le plaignant prétend faire des reproches non en son nom mais au nom de tiers, il fait alors parler des absents et procède de ventriloquie)
Parce que la culture de l’endroit se veut relativement isolationniste et parce que le maître des lieux y incite fortement, l’ambiance dominante est à l’amitié sans sexage et chacun y vit alors quelque chose qu’il ne peut pas vivre dans le contexte ordinaire de notre société.
Il n’y est jamais question de se tuer pour un ami puisqu’il n’y a pas de guerre. Il n’y est jamais question de donner sa fortune à un ami parce que chacun a ses petites ressources. Il n’y est jamais question de se consacrer à un invalide puisque chacun y est valide. On ne peut donc pas dire qu’il s’y produit des cas limites et tant mieux.
Ce contexte d’indépendances mutuelles ou de non responsabilités mutuelles fait que personne ne se sent tenu de jouer quelque comédie d’obligation ou de rigueur morale, politique, économique, religieuse, raciste, mainstream, etc.
En cette situation, les personnes qui y vivent, y passent ou y reviennent, vivent toutes des situations très favorables à l’exercice de l’amitié sans qu’on en connaisse par avance les limites.
Il arrive, de temps en temps, que l’un d’eux se mette sur la terrasse et, s’adressant aux autres à leur fenêtre, leur dise " En cet instant, je prends acte que je ressens une acmé d’amitié pour vous, pour nous. Je ne garantis pas que demain il en sera de même mais je ne renierai jamais l’acmé de l’instant présent" Et là-dessus, les autres valident et prennent acte pareillement.
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