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Charivari de la société contemporaine

Nous sommes tous des xénophobes potentiels

18 Décembre 2011, 07:58am

Publié par samagace69

Par Alain BIHR 

INTRODUCTION

 

 

La xénophobie désigne, littéralement, la peur/haine de l’étranger.il n’appartient à nul d’entre nous, en tant que sujet propre, de « décider » a priori qui lui est étranger et qui ne l’est pas ; le statut d’étranger est défini relativement à un groupe d’appartenance et/ou de référence, relativement à sa culture (au sens anthropologique ou sociologique), relativement à son ouverture et fermeture sélectives à d’autres groupes et d’autres cultures, autant de déterminations qui ne relèvent des choix, préférences, affinités, désirs, conscients ou inconscients, de nul d’entre nous en particulier, en tant que sujet individuel

La xénophobie, l’étranger présente cette autre particularité d’être partagé, d’être mis en commun, d’être en quelque sorte une proie collective. Ma phobie se conjugue et se conforte par celle d’autres individus, par celle de ceux avec qui précisément je fais corps contre l’étranger craint, haï et rejeté. la xénophobie dépersonnalise son sujet, allant jusqu’à le fondre dans une masse communiant dans une même haine ; de même dépersonnalise-t-elle son objet : la xénophobie ne vise pas l’étranger en sa qualité d’individu singulier et de sujet propre, elle le vise en tant qu’il est censé être le représentant typique (voire archétypique) d’un groupe étranger. 

La xénophobie apparaît ainsi d’emblée comme un phénomène à double face, comme un phénomène qu’on peut qualifier d’ethno psychologique ou de socio psychologique.

Ce que je vais vous proposer, c’est donc une sorte de parcours à travers la xénophobie. Parcours lui-même double : il nous mènera, d’une part, de ses aspects les plus directement psychologiques vers ses aspects les plus directement sociologiques et politiques ; d’autre part, de ses fondements inconscients vers les formations qui en affleurent à la conscience même du sujet

I. DE L’HETEROPHOBIE COMME MÉCANISME DE DÉFENSE FACE A L’ANGOISSE DE LA PERTE DE SOI

C’est une banalité de constater que, comme toute relation à l’autre mais avec une intensité sans doute particulière, la relation à l’étranger est essentiellement ambivalente

 L’étranger, par son étrangeté même, suscite au minimum ma curiosité et mon intérêt ; sa rencontre sollicite ma capacité à m’ouvrir d’une manière générale à ce que le monde comprend d’inconnu, de nouveau, d’inédit et d’inouï. Elle m’arrache à l’étroitesse de mon propre monde, de ma propre identité sociale et culturelle

 

 Mais l’étranger suscite aussi, d’emblée, inquiétude et méfiance, comme tout ce qui est inconnu. Il est cet autre dans lequel je ne retrouve pas l’image de moi-même, la confirmation de ma propre identité sociale et culturelle, et encore moins personnelle. Il me soumet à l’épreuve de la relativité des identités culturelles, en démentant la prétention de chaque culture à être le modèle unique de l’humanité. Il est celui que je ne comprends pas ou que je comprends mal, celui qui s’exprime dans une autre langue, celui dont les actions et réactions sont en partie imprévisibles, celui dont les intentions sont insondables, celui dont je ne sais pas ni ne comprend pas toujours ce qu’il veut et ce qu’il cherche. Cette ambivalence de la relation immédiate à l’étranger est encore renforcée par le fait qu’elle est partagée par l’étranger lui-même. Car, je suis moi-même un étranger pour l’étranger, en lui inspirant ce même mélange d’attraction et de répulsion que je démêle difficilement en moi.

 Dans le sens de l’ouverture à l’étranger : de son accueil et de son acceptation en tant qu’étranger, son altérité étant alors perçue comme une chance, comme l’occasion d’un enrichissement réciproque dans et par le dialogue et le partage, d’une découverte commune de ce qui nous unit par delà ce qui nous différencie, voire nous sépare. 
 Comme elle peut inversement tourner court, conduire à l’indifférence ou même à la fermeture à l’autre, à son refus et à son rejet, à sa perception comme une menace pour l’identité collective et individuelle. Processus au terme duquel le pire devient possible

Et cela rend d’autant plus pressante la question des raisons de la xénophobie. Comment expliquer ce refus radical de s’ouvrir à l’étranger ? Comment comprendre ce repli frileux et haineux à la fois sur soi qui, au mieux, constitue une véritable mutilation de soi comme de l’autre, au pire ouvre la voie au génocide ?

La psychanalyse nous a appris de la phobie en général nous fournira sinon une réponse directe à cette question, du moins une hypothèse qui nous ouvrira la voie d’une réponse possible

 La phobie est analysée par lui comme le résultat de la projection sur un objet extérieur d’un affect d’angoisse. Le sujet cherche à lier à nouveau cette angoisse, pour tenter de la maîtriser et de s’en libérer par des comportements d’évitement, en maintenant l’objet phobique à distance. La phobie est donc un mécanisme de défense projectif face à l’angoisse. 
Ainsi, ce qui est craint, haï, rejeté dans l’étranger, ce ne serait jamais qu’une partie de soi-même que l’on refuse. L’étranger cible de la xénophobie est nécessairement un étranger proche, et il est d’autant plus haï et rejeté qu’il est plus proche. Cette proximité ne doit pas s’entendre seulement ni essentiellement comme une proximité spatiale : l’étranger haï par le xénophobe, ce n’est pas seulement un étranger voisin, vivant souvent à côté de lui, c’est aussi un étranger aussi peu étranger que possible, si l’on peut ainsi s’exprimer, un étranger qui se différencie aussi peu que possible, par ses caractéristiques sociales et culturelles, du groupe d’appartenance et/ou de référence du xénophobe.

Pour répondre à cette question, un détour préalable s’impose par une catégorie plus générale, celle d’hétérophobie, de phobie de l’autre, sans que cet autre soit nécessairement un étranger. je pense ici en particulier à la phobie du contact. Je ferai ici l’hypothèse qu’il s’agit ni plus ni moins que de l’angoisse de la perte de soi. L’angoisse de la perte de soi gît, à proprement parler, au cœur même de la condition humaine. En effet, comme n’a cessé de le proclamer la philosophie contemporaine, en particulier son courant existentialiste, l’homme est un être qui ne se contente pas de vivre comme l’animal. Il me semble que la psychanalyse ne dit pas autre chose lorsqu’elle définit l’homme comme être de désir, marqué par le manque, s’échappant constamment à lui-même. L’angoisse de la perte de soi n’est ainsi jamais que le revers du désir d’être soi, de former une unité avec soi-même, de s’assurer une identité et une stabilité. Cette angoisse existentielle générale va évidemment trouver à se spécifier au cours des péripéties des relations aux autres que le sujet va nouer.

C’est aussi au gré de ces péripéties que cette angoisse pourra se majorer ou, au contraire, s’atténuer, sans jamais disparaître pour autant.

Quoi qu’il en soit, je soutiendrai ici l’hypothèse que l’hétérophobie, la phobie de l’autre, est une défense projective élaborée par le sujet face à la perspective, essentiellement fantasmatique, de la perte de soi, perspective éminemment anxiogène. D’une manière générale, cette perte peut se fantasmer de deux manières différentes : 
 D’une part, sous la forme de la séparation d’avec soi-même, de la perte de ce qui me constitue en propre, autrement dit sous la forme de l’altération, du devenir-autre, à la limite de l’aliénation (du devenir-étranger). On voit ici se profiler nettement la xénophobie ; mais ne brûlons pas les étapes de l’analyse. 
 D’autre part, sous la forme de l’abolition de toute séparation d’avec autrui, de la fusion-confusion avec autrui, autrement dit sous la forme d’une l’altérité à la fois envahissante et corruptrice de notre propre identité, sous la forme de l’être-autre capable de nous phagocyter. Là encore, la xénophobie est proche. A première vue, c’est essentiellement sous cette seconde forme que le fantasme de la perte de soi semble être au cœur de l’hétérophobie. C’est ce qu’illustre notamment la phobie du contact. Mais on peut ici faire l’hypothèse que l’autre ainsi rejeté et tenu à distance l’est tout aussi bien parce qu’il figure ce que je crains moi-même de devenir, il figure une forme possible de ma propre altération voire aliénation. En somme, en tenant l’autre à distance, en refusant son contact, le sujet hétérophobe tente de conjurer aussi bien le spectre de son propre devenir-autre que celui d’un possible être-autre. Or, qui dit séparation dit évidemment frontière. Frontière qui précisément angoisse doublement l’hétérophobe : par son absence éventuelle, qui ouvrirait la voie au rapprochement confusionnel avec l’autre 

 

Ce que je viens de dire de l’hétérophobie en général vaut évidemment de la xénophobie en particulier. Car la xénophobie est haine de cette catégorie particulière d’autre qu’est l’étranger. On peut alors supposer que ce qui fait l’objet de la projection xénophobique, ce sont des éléments du vécu social du sujet ; j’entends des éléments, conscients et inconscients, de la manière dont le sujet vit la scène sociale : ses relations aux autres membres de son groupe d’appartenance et/ou de référence, ses relations aux institutions sociales, ses relations à la société globale et à son devenir.

II. LA XÉNOPHOBIE : LA SCÈNE SOCIALE ET LA FIGURE DE L’ÉTRANGER

Différents auteurs ont fait l’hypothèse que la scène sociale serait inconsciemment vécue comme une métaphore de la scène familiale.

Dans cette mesure même, il serait inévitable que l’expérience subjective de la scène sociale soit source d’une angoisse réactivant les angoisses liées à l’expérience de la scène familiale. Angoisse qui va, cependant, se trouver minorée ou au contraire majorée selon les circonstances objectives, c’est-à-dire en fonction de processus sociaux sans rapport immédiat avec les enjeux et les conflits propres à la scène familiale.

1. La psychanalyse nous aura notamment appris que l’expérience infantile de la scène familiale est nécessaire source d’angoisse. D’une angoisse multiforme même. L’angoisse d’abandon tout d’abord. La dépendance totale de l’enfant (et notamment du nouveau-né) à l’égard de ses parents est génératrice du fantasme de toute-puissance des parents (notamment de la mère) en même temps qu’elle est source de frustrations inévitables pour l’enfant. Ces deux éléments conjugués engendrent chez ce dernier le fantasme d’abandon. Cette angoisse d’abandon est notamment à l’origine du fantasme de la mauvaise Mère. Cette angoisse va se trouver encore renforcée par l’agressivité réactionnelle de l’enfant à l’égard des parents et par la culpabilité qui accompagne cette agressivité.

L’angoisse de destruction de la mère ensuite. Cette angoisse est précisément liée à l’agressivité que l’enfant développe à l’égard de sa mère en réaction aux frustrations que sa dépendance lui vaut de subir et que l’enfant tend à interpréter comme manifestations de la mauvaise volonté de la mère. Cette agressivité génère le fantasme de la destruction de la mère, fantasme qui entre évidemment en contradiction avec l’amour que l’enfant porte à sa mère et que sa mère lui porte. En engendrant un pareil fantasme, cette agressivité devient du même coup source d’angoisse et de culpabilité.

Cette analogie est fondée, en premier lieu, sur la dépendance dans laquelle se trouve, dans un cas, l’enfant à l’égard des parents, dans l’autre, l’adulte à l’égard des institutions chargées de maintenir l’ordre social, d’assurer sa reproduction, et plus largement à l’égard de la société globale ou du groupe partiel dont il est membre. C’est cette dépendance qui, dans le cas de l’enfant, peut donner naissance au fantasme d’abandon et à l’angoisse qui lui est liée ; aussi bien qu’à la crainte de la destruction de la mère qui priverait l’enfant de son objet d’amour électif. Dans le cas de l’adulte, cette dépendance donnera lieu : 
 d’une part, à la crainte d’une possible exclusion du groupe, cette exclusion pouvant aller de la mise au ban jusqu’à la mise à mort pure et simple, crainte qui ne manquera pas de réactiver l’angoisse d’abandon infantile ; 
 d’autre part, à la crainte de la destruction des autorités sociales, voire de l’ordre social tout entier, qui ne menacerait pas moins son existence individuelle, crainte qui peut être tenue pour un équivalent symbolique de la peur de la destruction de la mère.

Un complexe d’attitudes et d’affects analogue caractérise l’adulte dans ses relations aux autorités sociales, qui représentent à ses yeux à la fois une instance qui lui assure la possibilité de vivre (d’être pris en charge, protégé, reconnu, et.) mais qui est tout autant source de frustrations, notamment d’interdits, voire d’oppression. Ce qui peut ici être craint, c’est à la fois à nouveau la destruction de ces autorités (d’autant plus que, par ailleurs, cette destruction est souhaitée) mais aussi bien leur réaction répressive à toute manifestation d’hostilité à leur encontre. Le complexe d’affects et de représentations qui animent mais aussi accablent l’enfant (le désir de la transgression, l’angoisse face à la punition - la castration) va se retrouver chez l’adulte dans sa relation à la loi sociale et aux autorités qui en sont dépositaires.

Aux yeux du xénophobe, l’étranger figure en premier lieu ce que lui-même peut craindre de devenir un jour, c’est-à-dire précisément quelqu’un d’étranger au groupe social auquel lui-même appartient.

Entendons par là à la fois : 
 quelqu’un d’exclu, de marginalisé, de délaissé, d’abandonné à lui-même, qui ne fait pas (plus) partie du groupe de référence, auquel il est interdit ou du moins difficile de prendre part à la vie sociale normale, privé de ce fait d’un certain nombre d’attributs normaux des membres du groupe, bref un être à l’état de déréliction ; 
 en même temps que quelqu’un de puni, de matériellement, socialement et symboliquement infériorisé, désigné à l’opprobre, au mépris voire à la haine de tout le groupe, auquel est refusé l’identité de référence, qui ne peut pas prendre part au pouvoir qui est celui du groupe de référence du xénophobe et de ses membres. On peut ici entendre, à chaque fois, l’écho de la double angoisse d’abandon et de castration.

Ainsi, le xénophobe lui-même n’échappe-t-il pas à une certaine ambivalence à l’égard de l’étranger : celui-ci figure, inconsciemment, à la fois ce qu’il désirerait être et ce qu’il s’interdit d’être ; son rejet et sa haine de l’étranger est à la mesure de son admiration jalouse à son égard.L ’expérience de la scène sociale va aussi dépendre de processus objectifs (économiques, sociaux, politiques) qui, selon le cas, vont majorer ou au contraire minorer les sentiments d’angoisse et de culpabilité que l’expérience de la scène sociale peut faire naître ou peut réactiver au sein de tout sujet.

Il s’agit en premier lieu de l’ouverture sur d’autres sociétés, d’autres organisations politiques, d’autres civilisations. Cette ouverture s’effectue sous l’effet du développement à la fois des relations marchandes et de la confrontation politico-militaire dont l’enjeu est toujours le contrôle du territoire et de ses ressources. Cette ouverture confronte les membres des différentes sociétés à d’autres modes de vie, d’autres règles, d’autres croyances, d’autres dieux, etc. ; mais aussi à la concurrence voire à la perspective de la domination par l’étranger. En un mot, elle leur inflige l’épreuve toujours difficile de l’altérité, qui plus est d’une altérité potentiellement hostile. Ouvertes sur d’autres sociétés, de manière à la fois coopérative et conflictuelle, les sociétés historiques sont aussi des sociétés divisées, éclatées et déchirées en groupes sociaux hiérarchisés et rivaux (castes, ordres, classes), en lutte les uns avec les autres pour l’appropriation de la richesse matérielle et du pouvoir politique. Ces groupes s’opposent les uns aux autres par leurs modes de vie, leurs modes d’être, leurs représentations morales, politiques, religieuses, etc., ils érigent entre eux des barrières matérielles, institutionnelles et symboliques très puissantes. Autrement dit, les sociétés historiques génèrent des figures endogènes de l’altérité et l’étrangeté, en même temps qu’elles se trouvent constamment confrontées à la nécessité de reconstituer l’unité politique et symbolique que leur division dément. De ce double point de vue, la xénophobie apparaît comme un dispositif nécessaire à l’économie symbolique des sociétés historiques : elle permet de reconstituer l’unité sociale en en exportant en quelque sorte les divisions et conflits internes, en masquant l’origine interne de ces dernières, dont des figures exogènes sont dès lors rendues seules responsables.

A cette double épreuve, les sociétés historiques en adjoignent une troisième, plus redoutable encore, celle de l’aliénation historique. J’entends par là que les sociétés entrent dans l’histoire par le processus par lequel leur devenir leur échappe, semble répondre à des forces obscures sur lesquelles leurs membres n’ont plus prise, alors même pourtant qu’il résulte des actes et activités de l’ensemble de leurs membres. Cela s’explique essentiellement par le développement de la division du travail ; par la séparation qu’elle institue entre l’activité et l’intérêt particuliers, d’une part, l’intérêt collectif et le devenir général de la société d’autre part ; par la division précédemment évoquée de la société en groupes rivaux (castes, ordres, classes) ; le tout en rapport avec le développement de la médiation marchande de l’acte de travail.

Ainsi, au sein des sociétés historiques, la scène sociale prend-elle aux yeux des individus une allure étrangère, ils y deviennent dans une certaine mesure des étrangers à leur propre monde. On saisit immédiatement en quoi une pareille expérience peut renforcer l’angoisse d’être exclu, marginalisé, laissé pour compte, en un mot l’angoisse d’abandon ; ici plus que jamais, l’étranger sur lequel va se trouver déplacée projectivement cette angoisse, incarne la figure de ce qu’on redoute soi-même de devenir, voire de ce qu’on est déjà devenu et qu’on se refuse de reconnaître et d’être plus longtemps - précisément un étranger à son propre monde.

b) Ces différents traits sont communs à l’ensemble des sociétés historiques. Elles se trouvent cependant encore accentuées au sein des sociétés capitalistes contemporaines.

D’une part, celles-ci concourent à l’unité marchande du monde, et le marché mondial soumet tous les groupes sociaux, toutes les cultures,

toutes les aires de civilisation à l’épreuve de leur confrontation universelle. Nul ne peut désormais échapper à la rencontre de l’étranger ; la scène sociale est aujourd’hui étendue au monde entier et confronte tout un chacun à des multiples figures étrangères, dont le nombre ne cesse de grossir.

D’autre part, les sociétés capitalistes sont des sociétés de classes, autrement dit des sociétés dans lesquelles le statut social de l’individu n’est plus fixé une fois pour toutes par sa naissance ou par des règles institutionnelles immuables, comme dans les sociétés de castes et d’ordres. Elles confrontent donc les individus à une instabilité permanente des situations sociales, en particulier au spectre de leur propre déclassement, de leur propre chute, de leur propre déchéance. L’angoisse de l’exclusion et l’angoisse d’infériorisation ne peuvent que s’en trouver renforcées. Enfin, au sein de ces sociétés, l’aliénation historique se trouve largement aggravée. L’ensemble de l’activité sociale s’y trouve en effet subordonnée, à travers toute une série de médiations (juridiques, étatiques, médiatiques, etc.) au mouvement déchaîné du capital. Mouvement déchaîné en ce sens précis que plus personne ne le contrôle, ni les grands conglomérats industriels et financiers transnationaux qui en sont pourtant les agents directs, ni les États qui s’en font les administrateurs auprès de leur peuple respectif, ni ces peuples eux-mêmes qui en subissent la « loi d’airain » dans toute la rigueur de son impersonnalité. La scène sociale prend ainsi de plus en plus l’allure d’une machinerie aux dimensions planétaires, capable de broyer ou d’exclure impitoyablement n’importe lequel d’entre nous.

 

Mais le capitalisme ne se contente pas d’accentuer les processus, propres à l’ensemble des sociétés historiques Il leur adjoint deux processus spécifiques, qui aggravent encore les conditions subjectives de cette expérience. Il s’agit, d’une part, de la périodicité avec laquelle l’économie capitaliste entre en crise. Car, non seulement le fonctionnement de cette économie crée, par sa dynamique même et par ses fluctuations conjoncturelles, les conditions d’une instabilité permanente de la situation matérielle des individus ; mais, périodiquement (tous les trente ou quarante ans), elle connaît des crises structurelles impliquant la remise en cause de tous les équilibres économiques, sociaux, institutionnels précédents. De pareilles crises structurelles mettent du même coup à mal l’équilibre psychologique des individus eux-mêmes : ils sont dès lors soumis à une pression concurrentielle exacerbée et confrontés au chômage et à la précarité ; de ce fait, leur avenir devient incertain quand il ne les confronte pas au spectre de la plongée dans la misère et l’exclusion, toutes perspectives bien évidemment anxiogènes, propres à réactiver l’angoisse de la perte (sociale) de soi. Étant donné que l’on se trouve actuellement dans une pareille période, et que le spectacle de ses conséquences tant sociales que mentales nous en est quotidiennement offert, il n’est pas nécessaire d’insister davantage.

A cela s’ajoute d’autre part les effets de la crise chronique du sens qui sévit au sein du capitalisme. Je rappellerai simplement que, par crise du sens, j’entends le défaut d’ordre symbolique propre aux sociétés capitalistes, l’incapacité dans laquelle elles se trouvent de proposer/imposer à leurs membres un cadre de références (de normes, de valeurs, d’idées) qui leur permette de donner sens à leur existence, c’est-à-dire de se situer dans le monde, de communiquer avec autrui, de se construire une identité propre. ce défaut d’ordre symbolique est, lui aussi, profondément anxiogène, en générant notamment un sentiment multiforme d’aliénation : par défaut de cadre symbolique de référence, le sujet est rendu étranger tout à la fois au monde, aux autres, à soi. En un mot, en rendant la scène sociale indéchiffrable, en la transformant en un univers incompréhensible et inquiétant, impénétrable et insaisissable, cette crise chronique du sens renforce tous les mécanismes psychologiques générateurs de l’hétérophobie et même de la xénophobie.

 

III. LE RESSENTIMENT COMME SYNTHÈSE RÉACTIVE

Évidemment ces processus généraux frappent avec une inégale intensité les individus et les groupes sociaux, selon leur position au sein de la hiérarchie sociale ; mais nul n’est en définitive à l’abri de leurs conséquences matérielles et psychiques, réelles et imaginaires. Conclusion : nous devrions tous être xénophobes, au moins potentiellement.

D’où l’inévitable question : qu’est-ce qui permet de résister au mécanisme qui entraîne vers la xénophobie ? Et, inversement, qu’est-ce qui fait défaut chez le xénophobe, qui fait que, précisément, il va céder à ces mécanismes ?

Ces limites, je les ai en partie déjà marquées en rappelant que la scène sociale est le siège de processus autonomes, j’entends de processus qui ne mettent pas directement en jeu les mécanismes psychologiques, des processus indépendants des jeux et enjeux des désirs des sujets individuels, mais qui sont par contre en mesure d’infléchir notablement les attitudes et comportements des individus, en un mot ce que FREUD nommait « die Kultur » (la culture). Je pense ici en particulier aux processus de développement de la division du travail ; à la division de la société en castes, ordres, classes ; à l’aliénation historique, etc.

Mais l’analogie précédente trouve encore sa limite dans le fait que l’inverse est tout aussi vrai, à savoir que les individus peuvent, au moins jusqu’à un certain point, infléchir la dynamique des processus qui façonnent la scène sociale. L’adulte a la possibilité de modifier la scène sociale, non pas directement par lui-même, mais en s’unissant à d’autres individus à cette fin. C’est même très exactement ce qu’on nomme la lutte politique, lutte collective et organisée.

Et il est plus que probable que cette capacité que l’individu acquiert d’avoir prise, un tant soit peu, sur la scène sociale par la médiation de la lutte politique, ne va pas sans retentir sur son économie psychique. Je fais ici plus précisément l’hypothèse que c’est par ce biais, celui de la maîtrise au moins partielle de la scène sociale que peut lui assurer la participation à une lutte politique, que l’individu peut résister à la dérive xénophobique précédemment analysée.

Cette hypothèse attribue à la lutte politique une vertu sur laquelle il convient de s’expliquer. D’une part, cette lutte est en mesure de contrecarrer les effets de certains des processus sociaux majorant les affects d’angoisse, que j’ai signalés précédemment ; en particulier les effets du processus d’aliénation historique mais aussi ceux de la crise du sens.

D’autre part, et c’est surtout sur ce point que je voudrais ici insister, les bénéfices de cette lutte ne sont pas seulement ni même principalement réels, objectifs, matériels pour les individus qui y prennent part ; ils sont d’abord d’ordre psychologique. Cette lutte leur permet en effet de convertir les affects d’angoisse, d’agressivité et de culpabilité en puissances actives, en leur évitant de devenir ainsi des forces réactives.

C’est donc l’impuissance subjective ou l’incapacité objective à agir, ou mieux à réagir, c’est-à-dire à faire de la réaction au monde une action véritable, qui transforme les affects d’angoisse, d’agressivité réactionnelle et de culpabilité en une attitude de ressentiment.

En ce sens, à la suite de NIETZSCHE, on peut qualifier le ressentiment de « révolte » (purement réactive) des faibles, des impuissants, de ce qu’il appelle les « esclaves » : le ressentiment accompagne toujours l’incapacité de se constituer en acteur véritable de sa propre existence. Ainsi s’expliquent différents traits de caractère de « l’homme du ressentiment » que je voudrai rapidement décrire : 
 En commençant par la rumination sempiternelle de ses maux et de ses malheurs, réels ou imaginaires, par son incapacité à les oublier ou à les dépasser, ce qui les rend d’autant plus douloureux. NIETZSCHE souligne fortement cette incapacité d’oublier propre à l’homme dominé par le ressentiment. 
 Mais aussi sa récrimination, son mécontentement continuel et général, sa plainte permanente et indéterminée. L’homme du ressentiment est un « éternel râleur", animé du sentiment d’une injustice profonde et générale commise à son endroit : c’est la réalité et l’existence entières qui sont injustes à son égard, qui constituent une offense et un affront personnels à ses yeux.

 Le tout implique, enfin, un surinvestissement narcissique de soi-même et de son semblable, qui ne s’appuie que sur la haine et le rejet de l’autre (du différent). L’homme du ressentiment a un besoin vital de dévaloriser l’autre pour se grandir, pour récupérer l’estime de soi et de ses semblables ; c’est en cela qu’il est essentiellement réactif. Comme le dit encore NIETZSCHE, la maxime de base de son éthique est : « Tu es mauvais, donc je suis bon ». Ainsi se forme ce que NIETZSCHE nomme la « dangereuse matière explosive » du ressentiment. C’est de cette substance dont s’empare et se nourrit la démagogie populiste et xénophobe. Elle la thématise en une dramaturgie dont les temps forts sont invariablement la douloureuse description des malheurs qui accablent le peuple ; la désignation haineuse des étrangers comme responsables de ce malheur collectif, eux dont la seule présence parasitaire souille et corrompt le corps sain du peuple ; enfin la perspective rédemptrice, parce que purificatrice, de leur élimination, sous une forme ou une autre, seule capable de rendre au peuple son identité et sa puissance, donc son amour de soi.

 

CONCLUSION

Lorsque l’angoisse de se perdre se double du sentiment d’une totale incapacité à maîtriser la situation, lorsque l’agressivité qui en résulte ne peut pas s’en prendre aux causes véritables d’une situation, ne serait-ce que parce qu’on les ignore, la voie est ouverte à cette rage impuissante et aveugle qui vous fait chercher quelqu’un sur qui se décharger du poids de ce qui nous accable, en en l’accablant à son tour. Il ne reste plus alors, en effet, qu’à « s’en prendre à quelqu’un", et d’abord à celui qui figure (métaphoriquement ou symboliquement) ce que je me refuse à être ou à devenir ; autrement à déterminer sous la figure de l’Étranger l’indéterminé de mon propre malaise, de mon propre mal-être, de ma propre angoisse. Certes, nous n’avons aucune emprise sur l’angoisse de la perte de soi, qui s’enracine en définitive dans la condition humaine. Nous ne pouvons pas plus, du moins immédiatement, minorer les angoisses infantiles liées à l’expérience de la scène familiale. Par contre, on peut envisager de réorganiser la scène sociale de manière à ce que son expérience ne réactive pas ces angoisses en les majorants. Tel peut être le but, sans doute lointain, que peut et doit se proposer une action politique émancipatrice, c’est-à-dire visant à établir les conditions d’une maîtrise collective des processus sociaux, ce qui n’est pas autre chose en définitive que le projet d’une démocratie accomplie. Et surtout, une telle action offre ce bénéfice immédiat d’éviter la conversion réactive de tous ces affects d’angoisse en une attitude de ressentiment. C’est donc de ce côté, dans une action politique visant à établir les conditions sociales de l’autonomie collective et individuelle, qu’il faut chercher la possibilité de contenir la « haine de l’étranger ».

 

Références : http://www.p-s-f.com/psf/spip.php?article80

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