Solitude et société de communication
La notion de solitude est une notion protéiforme qui recouvre différents aspects du vécu de l'individu. Ainsi ne peut-on pas identifier le fait de l'absence matérielle d'autrui autour de soi avec le sentiment intérieur d'être seul (éventuellement même au milieu d’une foule): "Je suis seul’’ ne signifie pas la même chose que "Je me sens seul”. D'autre part, il faut distinguer la solitude irréductible qui est la compagne de toute personne, de la manière dont ce fait existentiel est vécu. Un certain usage s’est établi de réserver le terme "isolement" plutôt à la solitude matérielle, ainsi que la conscience douloureuse de l'absence d’autrui. Le terme de "solitude", quant à lui, désigne la situation métaphysique et le vécu positif de cet état de chose. Autour de ces deux termes se groupent aussi d'autres mots, comme: abandon, délaissement, déréliction, exil, qui semblent exprimer un paroxysme de l'isolement. D'autres désignent plutôt l'origine de la solitude et de l'isolement: séparation, distance, écart, absence, éloignement.
En effet , on ne peut comparer non plus la solitude vécue de certaines personnes âgées en proie à l'isolement social , de leurs enfants en particulier et la solitude du célibataire aspirant a faire une rencontre sentimentale tout en gardant un contact social et familial.
La solitude est aussi un fait culturel, dans la mesure elle où est favorisée en plus par une conception de l'homme qui s’est développée en même temps que la société industrielle. S'agit-il d'une relation de cause à effet, ou d'une évolution parallèle?
Peu importe, ce qui compte, c'est que les deux concourent à créer une conscience vive de solitude. Les temps modernes en effet se caractérisent par l'avènement de l'individu, ayant la conscience de sa solitude, et par suite, de l’individualisme. Non pas que l'homme n'ait pas été un individu auparavant, mais maintenant il se sent, il se veut un individu et il est valorisé comme tel. Ce qui vaut, ce n’est plus ce que chaque homme a en commun avec les autres, son humanisme, qui est universel, mais ce que chacun a de spécifique, ce qui le différencie des autres. Il s’agit de l’idée essentielle que chaque homme se conçoit comme une entité à part et à part entière, libre, autonome, indépendante et à la limite, autosuffisante.
L’homme moderne n’est plus considéré comme une partie intégrante de la société, au contraire, celle-ci est perçue comme se constituant à partir de la multitude des individus, qui, à l'image de Robinson Crusoe, peuvent même se passer de leur appartenance sociale. Son indépendance, l'individu la base sur la propriété privée d'un côté, de l'autre sur la revendication de droits, parmi lesquels surtout les Droits de l'Homme.
Il est évident qu'une telle conception de l'homme, même si en partie elle ne correspond pas à la réalité sociale objective, comporte comme un écho une dimension inévitable de solitude. Dans l’optique individualiste, en effet, les liens et relations ne sont que des réalités secondaires, qui ne peuvent exister qu'à partir du moment où l'individu s'est constitué dans son indépendance. Du même coup, elles apparaissent presque inévitablement comme des entraves à la liberté tellement chérie. On peut même aller jusqu’à dire que selon l’anthropologie individualiste, telle qu'elle apparait avec le libéralisme, l’homme est d'abord et constitutivement seul. Inutile alors de s'étonner si ces mêmes hommes commencent à souffrir des différentes sortes de liberté et que se créent ces groupes à haut risque de solitude
Evidemment la société moderne tente de remédier ce travers symptomatique en l'analysant comme un besoin constitutif de chaque individu de combler ce déficit relationnel via le développement des outils "communicants" et des services à la personne. Outre l'aspect vénal de l'opération, ces nouveaux services maintiennent la personne seule dans ses structures originelles d'isolements. Les repas à domicile sont livrés le plus souvent chez la personne du haut de son immeuble pour un laps de temps très court , l'amoureux éperdu se livre à une surenchère de dépenses pour séduire une éventuelle compagne repérer sur un site de rencontre dont les tarifs d'abonnement ne sont pas toujours transparents. Ce système maintien un cycle de consommation et vécus par les individus comme un passage obligé pour créer un lien relationnel illusoire : rompre avec la solitude se paye en monnaie sonnantes et trébuchantes. La forme la plus connue de cette dérive est la prostitution qui reflète la misère matérielle et morale d'une certaine catégorie de femmes mais aussi la misère morale et relationnelle des "clients".
Le cloisonnement de la vie citadine où chaque individu possède sa "bulle" de protection contre cet autre inconnu où la proximité de l'autre est gommée (voitures, lots privatifs, outils communicants, propriétés privées) ne favorise pas à l'ouverture et au partage.
Malheureusement, la mentalité moderne encourage l'individualisme, l'idée que l'on peut se passer des autres et que le seul but valable dans la vie est celui qui ne concerne que le soi-même. La volonté d'indépendance, d'autosuffisance est une terrible pourvoyeuse de solitude. L'être indépendant considère le plus souvent l'autre comme une contrainte. L'individu est aujourd'hui l'auteur de sa propre solitude en même temps que sa victime. Il aspire à l'indépendance, mais il ne la supporte pas. L'être humain se trouve alors déchiré entre la volonté de s'affirmer contre les autres, de se défendre d'eux et la peur de la solitude.
Pour vaincre la solitude, il nous faut accepter de changer de mentalité, sortir du cercle vicieux de la défense de soi. Il n'y a de communauté possible que là où on renonce à disposer des autres et même à disposer de soi-même, en préservant son entière liberté. Il n'y a de communauté possible que là où l’on accepte que des liens se créent entre nous et les autres, non pour que nous ayons une domination sur notre prochain, mais pour qu'il sache qu'il compte pour nous. C'est seulement en renonçant à posséder l'autre que nous pouvons le libérer de son besoin de se défendre
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